Le coût du mystère

« Il sort quand ton prochain livre ?
— Tu aimerais bien le savoir, hein ?
— …
— N’insiste pas, je ne te le dirai pas. Je cultive le mystère… »


Ah, le mystère ! Quel lecteur n’aime pas un bon mystère dans un livre ?
Quel auteur ne frétille pas lorsqu’il brode un récit autour d’un mystère ?
Soyons clairs : le mystère, c’est super.
Cet article n’est PAS un article anti-mystère.

Mais il faut tout de même qu’on discute d’un truc, toi et moi : la vérité, c’est que le mystère a un prix, et il arrive un moment où maintenir le mystère devient trop cher payé. Un moment où, comme dirait quelqu’un de ma connaissance, « la sauce coûte plus cher que le poisson ».

Le fait est que je suis en colère contre un auteur de romans policiers (n’insiste pas, je garderai le mystère sur son identité), et que la frustration qu’il (ou elle : je ne fournirai aucun indice) a provoquée chez moi m’a donné l’envie d’écrire ce post.

Un trop long mystère

Imagine : tu lis un polar. L’identité du tueur est inconnue. Tu avances pas à pas dans les révélations avec le protagoniste principal. Ce dernier est ce qu’on appelle « le personnage de point de vue » : en tant que lecteur, tu es dans sa tête, tu as accès à toutes ses pensées, y compris les plus intimes. Tu « vis » l’aventure avec lui. C’est génial.

Et puis soudain, révélation : le héros découvre l’identité de l’assassin. Le héros, oui… mais pas toi. Parce qu’à ce moment, l’auteur doit choisir entre maintenir le mystère ou maintenir l’immersion, et qu’en l’occurrence il choisit le mystère.

Il te reste encore un quart du bouquin à lire, et l’auteur te place en « cellule d’isolement » : tu es toujours avec le héros (soi-disant) mais en vrai tu n’as plus accès à ses pensées. Il passe des coups de téléphone dont il te cache la contenance, il échafaude des plans sans t’en parler, il s’inquiète pour des raisons que tu ne comprends pas.

Ressens-tu le même plaisir qu’au début du livre ? Absolument pas. Ton sentiment actuel n’est plus la curiosité, c’est la frustration. Tu aurais préféré que l’auteur te révèle le nom de l’assassin, afin que tu puisses continuer l’aventure avec le héros : vivre le suspens du « comment va-t-on l’arrêter ? » ; trembler à chaque étape du plan pour le capturer (de jubilation à chaque succès, de peur à chaque grain de sable).

À vouloir à tout prix conserver son mystère jusqu’au bout, l’auteur m’a complètement gâché la dernière partie de son livre. La surprise (l’identité du coupable) ne valait pas le prix qu’il m’aura fallu payer, et quand je l’ai découvert, je n’en avais plus rien à faire.

Les coûts du mystère

Malgré la colère qui m’habite, je n’en veux pas vraiment à cet auteur : je le comprends, j’ai déjà ressenti cela, et j’ai déjà commis cette erreur. Lorsqu’on intègre un secret dans notre histoire, on jubile intérieurement en attendant le moment de la révélation. Pourtant il se passe un phénomène étrange : alors que cette impatience devrait nous inciter à révéler la solution au plus tôt, il se passe exactement l’inverse. On traîne des pieds, et on retarde au maximum le moment où il faudra avouer le fin mot de l’histoire au lecteur (« plus c’est long plus c’est bon », se persuade-t-on).

Or, pour « tenir le coup » jusqu’au moment fatidique, l’auteur est parfois obligé de recourir à des tactiques déloyales, et qui ont un coût qu’il ne réalise pas toujours :

perte d’immersion : cf. exemple ci-dessus.

perte de confiance : parfois l’auteur joue sur les mots, ment par omission, laisse entendre quelque chose de faux, juste pour induire le lecteur en erreur. Il est souvent fier de lui, mais ne réalise pas toujours le sentiment désagréable que ça provoque chez le lecteur : celui d’avoir été le dindon de la farce (jamais agréable). La surprise a intérêt à être fantastique pour le lui faire oublier. Et la confiance, c’est long à regagner : le lecteur n’abordera pas les prochains chapitres (ou les prochains livres) avec le même œil ni avec la même bienveillance.

perte de crédibilité : soudain, un personnage réalise une action complètement stupide (parce que s’il agissait normalement, le secret serait éventé). Le personnage perd en crédibilité et semble incohérent.

perte de puissance de la révélation : ne l’as-tu pas remarqué ? Quand tu vas voir un film après que tout le monde t’ait dit qu’il était génial, tu es souvent déçu. On a fait monter tes attentes en flèche. C’est le même principe : à force de retarder la révélation, on augmente l’attente du lecteur. Ici, l’auteur a intérêt à être persuadé de la puissance de sa surprise. Sinon la pensée du lecteur sera : « ah ? Tout ça pour ça ? ».

Retour sur investissement

On aime tous le mystère, mais je pense que, justement, on l’aime trop.

Et pour parler de façon très terre-à-terre, comme si on parlait argent, je pense que c’est un placement au retour sur investissement souvent plus faible qu’on ne le croit : un mystère nécessite beaucoup de préparation, ainsi que des coûts annexes (cf. ci-dessus), pour un « plaisir lecteur » très fugace, à l’intensité variable.

Mon conseil personnel n’est pas d’éviter les mystères, mais plutôt d’éviter tous ces « coûts annexes » listés plus haut. Sur ce sujet, je t’encourage vivement à être le plus radin possible : un bon mystère est un mystère qui ne te coûte rien (ou presque). Pour ce faire, ami auteur, ne traîne pas trop pour faire tes révélations. Le plaisir du lecteur n’est pas du tout au même endroit que le tien : toi tu jubiles comme un poseur d’énigme qui en connait la réponse ; lui, c’est la découverte qui lui sera agréable.

Ton lecteur est un grand enfant : quand tu promets un secret à un gosse, celui-ci est excité deux minutes. Il te tire sur la manche avec le sourire, en t’implorant de le lui révéler : « allez, dis-moi, dis-moi ! ». Une fois. Deux fois. Puis il perd son sourire et commence à chouiner : « allez, dis-le-moi euh ! ». Mais c’est déjà trop tard : la curiosité a disparu. Maintenant, s’il insiste encore, c’est par pur principe : parce que tu lui as promis et qu’il tient à ce que tu tiennes parole. Mais lui révéler le secret maintenant ne provoquera plus de sourire chez lui. Trop tard.

Ami auteur, quand tu cisèles un beau mystère pour ton lecteur, prévois bien de lui en fournir la révélation AVANT que sa curiosité n’ait mué en frustration.

Et si tu doutes, si tu as l’impression que ton livre perdra tout intérêt à partir du moment où tu auras donné la solution du mystère, pense à Colombo : si, dans un policier, l’identité du coupable formait le seul intérêt de l’histoire, notre cher inspecteur n’aurait jamais eu autant de succès.

M’enfin, ce n’est que mon avis.


« Et donc, ton prochain livre ?
— Mystère.
— …
— Frustrant, hein ? »

(13 commentaires)

    1. Merci beaucoup Chris. Sur ce sujet, je suis souvent fasciné par l’obsession des auteurs pour le mystère, et leur quasi-terreur de trop en dire aux lecteurs… alors que le suspens repose justement sur ce qu’on dit, pas sur ce qu’on cache. J’espère apporter un éclairage supplémentaire sur ce « suspens Vs mystère » dans l’article de la semaine prochaine 😉

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  1. Excellent article et excellent blog ! Sur le mystère, ce que vous écrivez me fait penser à Hitchcock, qui se méfiait des « whodunit » où il disait attendre 2H avant d’avoir enfin le plaisir de connaître la solution. Lui aimait avancer les révélations tôt dans l’histoire, pour la relancer sur un nouveau suspense.

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